Nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous

 

La Justice…

 

La justice, notion apparemment universelle, est en réalité un concept profondément subjectif.  Bien que chacun s'en réclame et en possède une conception, ses acceptions sont multiples et souvent contradictoires. L'histoire montre que cette notion, mobilisée par la bonne conscience du devoir, a fréquemment servi de justification morale à des conflits dévastateurs.  Ainsi, la mise en œuvre de la justice, pourtant poursuivie avec une intention vertueuse révèle un paradoxe tragique : la quête sincère de la justice conduit souvent au désastre, tant l'écart est grand entre la pureté de l'idéal et la complexité désordonnée du réel. 

Étymologiquement issu du latin justitia, le terme « justice » recouvre à la fois la conformité stricte aux règles juridiques établies et la vertu d'accorder à chacun son dû. Cette dualité reflète la tension permanente entre une justice formelle, codifiée dans les textes de loi, et une justice substantielle, guidée par l'idéal d'équité.

La justice n'a d'existence que par la convention et la volonté des hommes de vivre ensemble selon des règles qu'ils se sont librement donnés. Ce consensus, bien que précaire, est l'acte fondateur qui donne sa légitimité au lien social et transforme la coexistence en communauté.  Elle institue un espace commun où la reconnaissance des particularités ne compromet pas l'unité de l'ensemble, et où la diversité des conduites et des aspirations peut s'ordonner en une totalité cohérente. La justice transcende la spéculation théorique pour revêtir une fonction normative essentielle. Elle se présente comme un impératif pratique qui oriente notre faculté de juger et constitue un horizon idéal pour l'action. Enfin, la justice n'est pas un réflexe naturel - elle est une construction fragile qui exige d'être volontairement instituée et férocement, défendue, sans quoi elle régresse. 

L'idée de justice n'est pas monolithique ; elle s'est transformée au gré des contextes historiques. Chaque société a développé sa propre interprétation, miroir de ses structures sociales, de ses croyances et de ses aspirations fondamentales. De même, elle incarne aussi les questionnements, les peurs qui ont animé les sociétés à différentes périodes.

Pour Épicure (341 av. J.-C.), la justice, devient un outil pragmatique, dont la valeur ne réside pas dans une essence absolue, mais dans son efficacité à préserver la sécurité collective et à rendre la vie en communauté possible. Elle est réduite à une convention utile, dépourvue d'existence en soi. Dans ses Maximes capitales, il en fait un pacte purement social et fonctionnel, dont la seule finalité est d'assurer la protection mutuelle et la tranquillité de l'âme (l'ataraxie), fondements d'une vie sereine.

Chez Aristote (384-322 av. J.-C.), la justice distributive consistait à donner à chacun selon son mérite (kata axian). Mais déterminer ce qui précisément "revient" à chaque personne selon son statut, ses mérites et ses actions soulevait une question complexe. Pour Aristote, cette réponse ne relevait pas du droit mais de l'éthique des vertus partagée par la communauté. La justice exigeait une axiologie, une hiérarchie des biens et des mérites, fondée sur l'excellence humaine (aretê) et la vie accomplie (eudaimonia).

Les Romains synthétiseront plus tard cette conception dans la maxime suum cuique tribuere qui signifie accorder à chacun ce qui lui est dû. Pourtant, derrière cette formule se dissimulait une difficulté : déterminer ce qui revient à chaque individu selon son rang (dignitas), ses mérites (merita) et ses actions. Cette évaluation s'appuyait à une éthique des vertus (virtutes)reconnues par la communauté civique.

Les Grecs et les Romains s’appuyaient tous deux sur les vertus pour définir la justice. Chez les Grecs, celles-ci reposaient avant tout sur la quête de perfection personnelle, fondée sur l’harmonie de l’âme, la sagesse et l’équilibre. Les Romains, en revanche, mettaient l’accent sur une perfection civique, centrée sur le service de l’État, le respect de la hiérarchie et la force collective.

La philosophie moderne a marqué un tournant majeur en dissociant la question de la justice de celle de la vertu, faisant désormais de la liberté le principe fondateur de la réflexion éthique et politique.

Pour Kant (1724-1804), la justice relève du droit, non de la morale : c'est un cadre de liberté extérieure qui permet à la volonté de chacun de coexister avec celle de tous selon une loi universelle, indépendamment des motivations intérieures. Toute maxime qui rend possible la coexistence de la liberté de chacun avec celle d'autrui, conformément à une loi universelle, devient juste (Doctrine du droit). La justice n'a plus pour rôle de promouvoir une certaine manière de vivre jugée supérieure, mais d'établir un cadre commun où chacun peut poursuivre ses propres fins, pourvu qu'il respecte l'égale autonomie des autres.

Chez Bentham (1748-1832) et l'utilitarisme, la justice devient un calcul impartial visant à maximiser le bien-être collectif, une forme d'arithmétique sociale qui ne juge pas les valeurs individuelles. La justice devient l'optimisation du bien-être général, pouvant justifier le sacrifice de quelques-uns pour le bonheur du plus grand nombre.

Rawls (1921-2002) parachève cette évolution en faisant de la justice une notion purement procédurale et politique, visant à établir des principes équitables et non pas fondés sur une idée du mérite ou de la vie vertueuse.

À l'opposé de ce pragmatisme, une tradition métaphysique et symbolique, incarnée par René Guénon (1886 – 1951), voit en elle la manifestation terrestre d'une harmonie universelle. La justice devient alors une loi de conformité à un ordre cosmique transcendant.

Cette évolution de la justice reflète un passage de sociétés holistes, unies par des valeurs communes, et une hiérarchie des vertus à des sociétés individualistes et pluralistes, où la justice doit fournir un cadre neutre permettant la coexistence pacifique d'une multitude de conceptions rivales de la vie bonne.

La justice ne doit plus imposer une vision déterminée de ce qui est digne d’admiration ou de reconnaissance, mais fournir un cadre équitable permettant à chacun de poursuivre librement ses propres fins. Ainsi, une société juste n’est plus celle qui honore certaines vertus au détriment d’autres, mais celle qui garantit à chacun la possibilité de vivre selon ses propres choix, dans la mesure où cette liberté reste compatible avec celle des autres. La justice moderne se définit alors moins comme l’attribution d’un mérite que comme l’instauration d’un ordre de coexistence fondé sur l’égalité des droits et le respect de l’autonomie individuelle.

À l'inverse des conceptions anciennes ou théologiques où la justice était dictée par un ordre naturel ou divin transcendant, la vision issue des Lumières la fait descendre sur terre : elle devient une construction humaine, née de la capacité de chaque individu à user de sa raison sans tutelle. La légitimité d'une loi ou d'une institution ne tient plus à son ancienneté ou à son origine sacrée, mais à sa capacité à résister à l'examen critique et à être reconnue comme juste par des consciences autonomes. Elle repose sur l’idée que l’homme est « naturellement majeur », mais qu’il n’atteint cette maturité qu’en se libérant du joug des préjugés et des autorités extérieures, et en faisant l’effort courageux de penser par lui-même (cf. Kant). La justice devient ainsi indissociable de l’autonomie intellectuelle et morale : elle naît de la capacité de chaque individu à juger, à discerner et à agir en conscience.

    Sur le plan historique, la conception moderne de la justice s’est affirmée avec force à travers les grandes révolutions du XVIIIᵉ siècle - la Révolution américaine de 1776 et la Révolution française de 1789.

    Les Déclarations de 1776 et 1789 ont ainsi institué l'idée de droits universels et inaliénables, que le pouvoir politique a pour mission de protéger, rompant définitivement avec les anciens modèles hiérarchiques et holistes. Désormais, ce n'est plus l'individu qui tire ses droits de la société ou de son rang, mais la société (et l'État) qui doit sa légitimité à la protection des droits pré politiques de l'individu. Cela constitue la naissance historique et juridique des droits de l'homme universels.Dorénavant certains droits fondamentaux doivent être garantis à chaque individu, non pas en raison de son rang social, de ses vertus ou de son appartenance à une communauté particulière, mais simplement en vertu de son humanité. C’est l'universalisme  les droits ne sont plus conditionnés par une appartenance particulière. Ils sont dus à tout être humain, en tant qu'humain. C’est l'égalité formelle devant une loi identique pour tous. Le principe d'égalité devant la loi est l'outil qui abolit juridiquement les privilèges et les discriminations de l'Ancien Régime. C’est la légitimité par les droits ou le pouvoir n'est plus légitime par la grâce de Dieu ou la tradition, mais par son consentement et sa capacité à garantir les droits fondamentaux. Enfin c’est l'individu comme sujet de droit primordial dans une société conçue comme une collection d'individus libres et égaux, et non comme un corps organique et hiérarchisé.

    En instituant des droits universels attachés à la personne humaine et non au statut social, les révolutions du XVIIIe siècle ont opéré une rupture définitive avec les conceptions holistes et hiérarchiques de la justice qui prévalaient depuis l'Antiquité. La modernité philosophique substitue à l'idéal antique d'une vie bonne partagée l'exigence prioritaire d'établir un cadre juste pour une coexistence pacifique entre des individus aux conceptions divergentes du bien. 

    Les révolutions américaine (1776) puis française (1789) ont placé la notion d'équité au cœur de leurs revendications politiques. La justice et l'équité partagent une parenté qui remonte à leurs racines grecques : dikaiosunè pour la justice, epieikeia pour l'équité, et latines justitiaaequitas. Elles convergent dans l'idée de juste proportion et d'égalité de traitement. La balance, attribut de Thémis et de Justitia, symbolise cette recherche d'un équilibre impartial : ses plateaux doivent s'équilibrer par une pesée précise et objective, sans favoritisme ni préjugé. La balance de la justice pèse de manière égale pour tous. 

Mais cette quête d’égalité peut parfois se réduire en une arithmétique implacable. En se focalisant exclusivement sur l'application impartiale et prévisible de la règle (la légalité), on court le risque de l'idolâtrie de la loi (le légalisme), où le système juridique devient auto-référentiel et indifférent aux exigences concrètes de l'équité. L’idéal de justice, lorsqu’il s’épuise dans l’application mécanique de la règle, se vide de sa substance. La balance, au lieu de mesurer l’équité se mue en une machine à calculer indifférente aux particularités. La justice, en se voulant parfaitement impersonnelle, peut ainsi produire l'injustice, au lieu de protéger l’homme, elle l’enferme dans ses formules. Ce glissement décrit la transformation de la justice en un légalisme bureaucratique. L'important n'est plus la justesse et son adéquation à l'idéal d'équité, mais le respect formel des règles établies. La justice devient procédure, où la lettre triomphe de l’esprit, où l’exigence morale s’efface devant l’impersonnalité d’un système. La justice cesse d’être une vertu ; elle devient un algorithme.

La maxime hobbesienne Auctoritas, non veritas, facit legem souligne que le fondement de la loi est l'autorité et non la vérité morale, créant une tension irréductible entre la légalité formelle et la légitimité éthique. Il existe un risque permanent que la légalité (le fait qu'une règle soit posée par une autorité) prime sur la légitimité (sa valeur morale et juste). Cette distinction rappelle que la conformité à la règle ne suffit pas à fonder la justice.

 Loin de se réduire à une norme abstraite, la justice constitue une entreprise collective, profondément enracinée dans le tissu social. Elle est une relation vivante à autrui, elle naît de la reconnaissance mutuelle de notre dignité et de notre volonté collective de construire, sur ce fondement, un monde où les droits de chacun sont respectés et où l'équité devient le principe d'une harmonie sociale véritable.

En affirmant que la justice est d'abord une relation à autrui, on dépasse une vision purement procédurale ou légale. On en fait un lien social éthique, un pacte vivant qui engage chacun dans sa rencontre avec l'autre. Cette entreprise collective repose sur un acte fondateur : la reconnaissance réciproque de notre valeur intrinsèque et de nos droits, le respect actif de l'équité dans toutes nos interactions. La justice est ainsi le fondement d'une harmonie non pas imposée, mais construite ensemble. Cette vision s'ancre dans une philosophie relationnelle. La justice authentique naît dans la rencontre du « Je-Tu », où l'on reconnaît l'autre comme un alter ego, un sujet irréductible et digne. La relation « Je-il », où l'autre n'est qu'un objet ou un cas, est le terrain de l'injustice (cf. Martin Buber). La justice est donc le fruit d'une reconnaissance active dans la relation, entre le même et l’autre, entre moi et autrui.

La présence d'autrui agit comme un miroir qui me révèle à moi-même et m'oblige à me positionner face au bien et au mal. Son « visage » (cf. Lévinas), ou sa simple présence, m'oblige à sortir de moi-même et me confronte à l'altérité. Dans cette confrontation naît la conscience de la distinction entre le bien (ce qui préserve la dignité de l'autre) et le mal (ce qui la nie). C'est la décision de structurer ma relation à l'autre selon le bien, en lui reconnaissant des droits et une dignité égale.La justice est le nom de l'engagement actif qui découle de cette prise de conscience. La justice n'est donc pas une idée lointaine, mais une expérience concrète qui naît de cette rencontre ; elle est un choix moral qui s'incarne dans chaque interaction.

La justice ne s’exerce jamais dans l’absolu ; elle émerge elle se manifeste toujours au cœur des relations humaines, souvent marquées par la douleur et les conflits. Elle constitue une véritable épreuve, car elle exige de distinguer entre la simple apparence de justice que peut revêtir une loi et la justice véritable : celle qui engage la conscience, respecte la dignité de chacun et cherche à établir un équilibre entre le droit et le bien

C’est en s’interrogeant sur nos actes, nos choix et nos valeurs, et en cultivant une relation éthique à soi - profonde, exigeante et authentique - qu’émerge un véritable sens de la responsabilité et de la justice. Ce chemin intérieur fait de chaque individu le gardien de ses actes et le témoin de leurs conséquences sur autrui, révélant que la justice commence toujours par une conscience éveillée et réfléchie.

Promouvoir cette forme de justice exige de transcender l'égoïsme et le repli identitaire. Il s'agit d'une ouverture à autrui, qui relève de l'altruisme et confine à l'amour - non pas entendu comme une simple affection sentimentale, mais comme une vertu éthique, une disposition intérieure. Cette ouverture du cœur constitue le fondement invisible et la gardienne indispensable de la justice véritable. Aimer son prochain, dans cette perspective, c'est reconnaître son absolue dignité et œuvrer activement à la protection de son existence et de son intégrité physique et morale. Ces conditions sont conditions premières sans lesquelles nulle justice authentique ne peut prendre racine.

L'essence de la justice est d'abord philosophique et éthique, son expression juridique n'en étant que la matérialisation contingente. Lorsqu’il se fait injuste, il devient légitime - et parfois nécessaire - de la contester, voire de la transgresser. Le devoir ne consiste pas en une obéissance aveugle aux règles, mais en leur respect éclairé par la conscience : cette autonomie du jugement est le garde-fou qui empêche la justice de dégénérer en un simple légalisme, dépourvu de son âme éthique.

Cette distinction est essentielle, car obéir aux lois est certes nécessaire, mais cela ne suffit pas à fonder une obligation morale. La force de la loi repose sur une autorité extérieure, sur la contrainte sociale. Ce qui caractérise véritablement cette dernière [l'obligation morale], c’est qu’elle émane de l’intérieur, de la conscience personnelle. C'est cette voix intérieure, cette « bonne » ou « mauvaise » conscience, qui nous juge non par crainte du gendarme, mais par respect pour nous-mêmes et pour autrui. C’est d’abord en tant que personne moralement responsable envers soi-même que l’on peut devenir quelqu’un de juste et de bien pour les autres. La justice sociale commence donc par l'exigence intérieure. Comme le disait Montesquieu : la loi me condamne, mais mon cœur reste pur. 

Cette conception moderne de jugement prudentiel s'enracine toutefois la tradition de l'éthique des vertus, pour laquelle la moralité n'est pas une question de règles à suivre, mais de caractère à former. La vertu est une manière d’être, une disposition stable et acquise par un apprentissage et d'une pratique répétée. On ne naît pas vertueux, on le devient par un travail sur soi, un effort constant pour trouver le juste milieu dans nos actions et nos émotions et aligner ses actions sur un idéal de bien. Il ne s'agit pas de nier l'ego, mais de l'éduquer et de le perfectionner pour qu'il tende, par l'action répétée, vers l'excellence morale.

Le mot « vertu » lui-même vient du latin virtutem, accusatif de virtus, dérivé de vir (« l’homme », au sens de virilité). À l’origine, il désignait une force, une énergie capable de produire des effets, tant dans le corps que dans l’âme. Progressivement, ce sens de force morale agissante s’est enrichi pour englober les qualités humaines dignes d’éloge, à la fois éthiques et spirituelles.

Parmi toutes les vertus, la prudence joue un rôle central et déterminant. Elle est la « sagesse pratique » qui implique une éthique de responsabilité qui, sans renier ses principes, une délibération raisonnable, qui pèse le pour et le contre, anticipe les effets des actions et écoute les perspectives divergentes. Elle tempère l'ardeur des principes absolus par le réalisme des conséquences, et l'assurance de la bonne conscience par l'humilité du conseil. Une justice qui ignorerait la prudence serait une justice dogmatique et dangereuse, car sans elle, la justice, même animée des meilleures intentions, devient rigide, aveugle et potentiellement nuisible.  

La tempérance, incarnant la vertu de la mesure et du contrôle de soi. Elle canalise nos émotions et nos envies pour qu'elles ne brouillent pas notre réflexion ni ne dirigent nos comportements, garantissant notre autonomie personnelle et notre esprit critique.

Le courage s'ajoute à la tempérance en tant que force spirituelle qui, mise au service du bien, nourrit notre fermeté et notre endurance face aux défis. Il nous permet de surmonter les craintes et les blocages qui compromettent notre action vertueuse. Il ne se projette jamais dans un futur hypothétique : il s’exerce toujours dans l’instant présent, ici et maintenant, là où nos choix ont véritablement lieu. Cependant, il convient de rester vigilant : le courage peut servir aussi bien le bien que le mal, et il ne modifie pas la nature de ce à quoi il se consacre. Un courage malveillant demeure une malveillance ; un courage fanatique reste un fanatisme. Il ne s’agit pas d’une excellence morale en soi, mais d’une qualité neutre, dont la valeur dépend entièrement de la finalité à laquelle il est consacré.

Enfin, la justice, considérée comme la « vertu totale », par les Anciens, est la seule vertu qui soit intrinsèquement et nécessairement bonne car son exercice même consiste à réaliser le bien d'autrui et de la communauté. Sans la justice pour leur donner un cadre et une finalité communes, les autres vertus perdraient leur caractère véritablement vertueux. La prudence, la tempérance et le courage ne deviennent de véritables vertus que dans la mesure où elles servent un bien qui les dépasse et les motive. Lorsqu’elles sont au service du mal ou de l’injustice, elles cessent d’être des vertus pour n’être plus que des talents ou des qualités, dépourvus de valeur morale intrinsèque. À ce titre, la justice est singulière. Selon Aristote, elle représente la « vertu complète », qui englobe et harmonise toutes les autres, et que toute humanité la requiert.  

Les vertus et l'éthique constituent un socle important de la justice moderne qui malgré sa technicisation, sa laïcisation et sa complexification, continue de s'appuyer sur ce socle éthique et vertueux.

Éthique et morale trouvent leur source commune dans le ethos grec et le mos latin, désignant initialement l'ensemble des habitudes et coutumes qui régissent la vie d'une communauté pour en assurer la cohésion et la durée. C’est la réflexion philosophique qui a introduit, au fil du temps, une distinction progressive, affinant peu à peu notre compréhension de la justice, de l’éthique et de la morale. 

Pour Aristote (l’Éthique à Nicomaque), l'éthique n'est pas d'abord une question de règles ou d'interdits, mais bien une enquête pratique sur ce qui constitue une vie épanouie et accomplie. Il définit l’éthique comme la recherche de la vie bonne où l'individu actualise pleinement ses potentialités (eudaimonia), qui ne peut être atteinte que par la pratique habituelle des vertus, ces excellences de caractère (aretai) qui permettent d'agir de manière appropriée dans chaque situation. L’éthique apparaît ainsi comme une discipline pratique, orientée vers la formation du caractère et l’accomplissement de l’action juste.

À l’époque moderne, la morale, notamment chez Kant, prend une orientation nouvelle : elle se définit comme l’ensemble des lois universalisables que la raison impose à la volonté, indépendamment des inclinations et des circonstances particulières. Ainsi, si l’étymologie rappelle l’origine commune de l’éthique et de la morale, la tradition philosophique les distingue par leur visée et leurs moyens : l’éthique s’attache à la finalité du bien et à l’horizon d’une vie accomplie, tandis que la morale établit les normes qui rendent possible cette réalisation. La vertu apparaît alors comme le lieu de leur convergence : disposition stable du caractère, elle incarne l’idéal éthique dans des pratiques concrètes tout en donnant consistance aux prescriptions morales. En ce sens, la justice, comprise comme vertu, illustre de manière exemplaire cette articulation, puisqu’elle unit la recherche du bien commun à l’application effective de règles universelles.

La justice évolue dans l’espace dynamique où se rencontrent et se confrontent l’éthique et la morale. Là où la morale énonce des devoirs et trace des limites nettes entre le permis et l’interdit, l’éthique, elle, entretient le doute et valorise une incertitude féconde, source de renouvellement. La morale s'impose avec l'autorité de la tradition ou du consensus social, façonnant les consciences par ses normes ; l'éthique, au contraire, guide la délibération en éclairant les dilemmes grâce à une réflexion exigeante sur le bien, le juste et la portée de nos actions. Loin d’être une faiblesse, cette tension constitue une ressource essentielle : elle protège la justice à la fois de la rigidité dogmatique et de l’écueil du relativisme. Car si la morale risque de figer la justice dans des règles immuables, l'éthique seule pourrait la dissoudre dans une quête sans fin de justifications. C’est leur dialogue constant qui permet à la justice de rester vivante, de s’adapter aux réalités changeantes sans sacrifier ses fondements. 

Paul Ricœur (Soi-même comme un autre) définissait l'éthique comme une « visée du bonheur », une aspiration au bonheur que nous cherchons à réaliser, pour nous-mêmes comme pour autrui. La morale, quant à elle, incarne la dimension normative de cette quête : elle rassemble les obligations et les interdits qui en permettent la traduction concrète. Lorsque l’éthique s’efface, la morale tend à se figer en un corpus de règles rigides, progressivement vidées de leur sens et de leur légitimité. Inversement, sans le cadre structurant de la morale, l’éthique se dissout dans une forme d’idéalisme abstrait, privé de prise sur le réel et incapable de guider l’action.

La dialectique entre l’éthique et la morale conserve toute sa pertinence : elle articule une réflexion critique sur les fins à poursuivre et des règles d’action concrètes. Ce dialogue exige une perpétuelle adaptation aux réalités contemporaines pour garantir tant la justice que le bien commun. C’est précisément dans cette articulation - entre l’exigence interrogative de l’éthique et la force normative de la morale - que s’enracine une sagesse pratique authentique, capable de guider l’être humain vers le juste et le bien. 

Au final, je dirai que la justice authentique ne se trouve ni dans une approche purement théorique du droit ni dans un relativisme culturel absolu, mais dans l'équilibre mouvant entre ces deux pôles. Elle s'épanouit dans un échange constant entre l'aspiration universelle à des règles justes et la diversité concrète des sociétés, de leurs héritages et de leurs rapports de force. Cette tension créatrice nous pousse à questionner continuellement les bases de nos lois, tout en préservant des valeurs communes. Une justice pleinement humaine embrasse donc cette double exigence : elle puise dans la réalité sociale pour garder sa pertinence, et vise l'universel pour conserver sa dimension humaine.

le titre : Fiodor Dostoïevski (Les Frères Karamazov)

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